L’audition débute à huit heures trente-cinq.
M. le président Noël Mamère. Je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation. Au préalable, je précise que, si notre commission a été créée à la suite des événements survenus sur le site du projet de barrage de Sivens en octobre 2014, son objectif n’est pas d’enquêter sur ces faits – qui font l’objet d’une information judiciaire. Il s’agit d’une commission d’enquête sur le maintien de l’ordre.
En votre qualité de directeur général de Reporters sans frontières (RSF), vous recueillez beaucoup de témoignages de journalistes – grands reporters ou autres – sur les conditions d’exercice de leur métier. Vous aurez donc des choses à nous apprendre sur la manière dont ils voient l’évolution de leurs relations avec les forces de l’ordre et avec les organisateurs de manifestations.
Avant de vous entendre, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Christophe Deloire prête serment)
M. Christophe Deloire, directeur général de Reporters sans frontières France. Votre commission d’enquête a pour objet de travailler sur les missions et les modalités du maintien de l’ordre, mais une bonne partie de mon intervention portera non pas sur le comportement des forces de l’ordre elles-mêmes – ce n’est pas le problème le plus crucial pour les journalistes qui couvrent des manifestations – mais sur celui d’autres parties prenantes, à savoir des groupes de manifestants. Nous reviendrons néanmoins au sujet puisque le comportement de certains types de manifestants à l’égard des journalistes peut ou doit susciter une réaction des forces de l’ordre.
Les journalistes, quel que soit leur lieu de reportage, sont attaqués de toutes parts, et leur rôle est de plus en plus contesté par des gens qui estiment pouvoir se passer d’eux grâce aux nouvelles technologies. Ceux-là se disent qu’il suffit d’avoir un site Internet, des caméras et des micros pour maîtriser un média et s’adresser directement à son public. Je m’inscris bien sûr en faux contre cette idée : pour imparfaits qu’ils soient, les médias appliquent néanmoins des procédures et des règles d’éthique qui visent à garantir la fiabilité et l’honnêteté des informations qu’ils délivrent, et on ne saurait les assimiler à des organes de communication purement militants. Pour autant, la confusion s’installe dans l’esprit du public, et les journalistes qui font honnêtement leur travail de collecte et de diffusion d’informations s’en trouvent fragilisés.
La violence à l’égard des journalistes qui couvrent des manifestations est un phénomène mondial. En mars 2014, Reporters sans frontières a fait un exposé écrit sur le sujet, à l’occasion de la vingt-cinquième session du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, où notre ONG dispose d’un statut de membre consultatif. Nous avons listé de très nombreux pays et il ne me viendrait évidemment pas à l’esprit de renvoyer dos à dos la Chine ou la Turquie et la France, mais nous avons relevé les dérives observées dans certains États démocratiques. En France, nous avons cité les agressions et intimidations dont ont été victimes des journalistes, notamment lors des manifestations contre la loi sur le mariage pour tous ou lors de la manifestation du 26 janvier 2014.
Lors des manifestations, il peut y avoir des tensions entre journalistes et policiers. En novembre 2014, nous en avons recensé quelques cas dans un communiqué. Le samedi 22 février 2014, un photographe indépendant, cofondateur de Citizen Nantes, a été atteint par le tir de flash-ball d’un CRS pendant une manifestation contre la construction de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, alors qu’il était en train de filmer. Le 23 septembre, un journaliste du site spécialisé Reporterre, Emmanuel Daniel, a été violenté par la police à Albi, pendant une action de protestation contre la destruction de la zone du Testet. Depuis, le fondateur de Reporterre et ancien journaliste du Monde, Hervé Kempf, nous a signalé que lui-même et les journalistes de son site n’avaient eu d’autre problème que celui d’avoir été retenus pendant vingt minutes à un barrage par la police. Enfin, dans un tout autre contexte, une journaliste de Montpellier Journal a été empêchée de faire son travail, le jeudi 23 octobre, lors de l’expulsion d’un squat situé sur l’avenue de Lodève à Montpellier : un policier lui a arraché des mains le téléphone portable avec lequel elle avait pris des photos.
Les principaux problèmes ne surgissent d’ailleurs pas lors des grandes manifestations mais plutôt lors de petites opérations de ce genre, durant lesquelles du matériel peut être saisi, ce qui pose le problème de la confidentialité des sources des journalistes. Un problème similaire s’est produit lors d’une opération organisée par l’association Droit au logement (DAL). Or ces phases ne sont pas couvertes par la loi de 2010 sur le secret des sources qui, j’en conviens, n’est pas le sujet du jour.
De notre point de vue, bien plus graves sont les comportements de manifestants, ou groupes de manifestants, à l’égard des journalistes. Les manifestations contre le barrage de Sivens ont donné lieu à de très fortes tensions. Le 2 novembre, Éric Bouvet, un photographe qui a couvert les terrains les plus dangereux du monde, a dû quitter la commémoration à la mémoire de Rémi Fraisse, craignant pour sa sécurité : sa photo avait circulé et le bruit courrait qu’il était en réalité un policier infiltré. Il ne s’agissait pas d’une réaction spontanée mais d’une construction destinée à l’empêcher de travailler. D’autres reporters ont été empêchés de prendre des photos à Albi ou à Lisle-sur-Tarn. À quelque 900 kilomètres de là, deux journalistes de La Voix du Nord ont été délibérément agressés, le 27 octobre : ils ont reçu un jet de gaz lacrymogène dans les yeux.
Ces agressions sont souvent le fait de gens qui considèrent qu’il n’y a pas lieu d’avoir d’autres versions des faits que la leur, qu’ils diffusent via leurs propres moyens de communication. La critique des médias est légitime mais, dans leur cas, elle est poussée au point où tout média étranger à leur cause est nécessairement vendu à tel ou tel pouvoir.
Les manifestations contre le mariage pour tous ont produit de semblables comportements. En avril 2013, alors que le projet de loi était en cours d’examen dans l’hémicycle, deux journalistes de La Chaîne parlementaire Assemblée nationale (LCP) ont été agressés et leur matériel a été détérioré. Quelques jours plus tard, à Rennes, des manifestants anti-mariage pour tous ont attaqué deux journalistes de Rennes TV. Le 26 mai, un journaliste de l’Agence France-Presse a été jeté à terre et roué de coups, en marge de la manifestation. Plus tard, des reporters du Petit Journal, qualifiés de collabos, ont reçu des coups de pied, des coups de poing et des cannettes. Je vous épargne d’autres cas d’espèces mais je les tiens à votre disposition.
Je vous ai cité les manifestations hostiles au barrage de Sivens ou au mariage pour tous, mais des actes semblables se sont produits en d’autres occasions : en février, en Haute-Normandie, lors de manifestations des salariés du port de Rouen ou du Havre ; en septembre, à Saint-Nazaire, après une manifestation « Mistral, gagnons ! » organisée par des partisans de la vente de navires Mistral à la Russie ; cet été, pendant les manifestations pro-Gaza et pro-israéliennes, Jacques Demarthon, photographe de l’AFP, a été violemment frappé dans le dos par un individu, au point d’avoir l’épaule fracturée et de rester en arrêt de travail pendant vingt et un jours.
Nous n’avons pas fait d’enquête exhaustive, mais nous avons organisé une table ronde avec des journalistes qui se sont dits préoccupés par le comportement des manifestants et non pas par celui des forces de l’ordre. Au risque de vous surprendre, je dois dire que le comportement des forces de l’ordre est considéré de manière favorable par les journalistes que nous avons rencontrés.
Il existe des textes internationaux sur ce que devrait être le comportement des forces de l’ordre à l’égard des journalistes durant les manifestations. Dans sa résolution 25/38, adoptée le 24 mars 2014, le Conseil des droits de l’homme des Nations unies exprime sa préoccupation face au nombre d’attaques visant les défenseurs des droits de l’homme et les journalistes dans le cadre de manifestations pacifiques. Il souligne « le rôle important que peut jouer la communication entre les manifestants, les forces de l’ordre et les autorités locales dans la bonne gestion des rassemblements. » Il appelle les États « à établir des mécanismes de communication appropriés » et il leur demande « d’accorder une attention particulière à la protection des journalistes et des professionnels des médias qui couvrent les manifestations pacifiques, en tenant compte de leur rôle spécifique, de leur exposition et de leur vulnérabilité. »
Un texte comme celui-là affirme que les forces de l’ordre doivent protéger les journalistes et ne pas se contenter de s’abstenir de commettre des exactions à leur encontre. En outre, il engage les États « à assurer une formation adéquate aux membres des forces de l’ordre et, s’il y a lieu, à promouvoir la formation adéquate du personnel privé agissant pour le compte de l’État. » La France pourrait s’en inspirer.
La catégorie des journalistes ne comprend pas les seuls détenteurs de la carte de presse. Le journalisme est une fonction sociale. Dans son observation générale n° 34 sur la liberté d’expression, le Comité des droits de l’homme a eu l’occasion de rappeler que « le journalisme est une fonction exercée par des personnes de tous horizons, notamment des reporters et analystes professionnels à plein-temps ainsi que des blogueurs et autres particuliers qui publient eux-mêmes le produit de leur travail, sous forme imprimée, sur l’Internet ou d’autre manière. » Certes, dans une manifestation, il est difficile de repérer une fonction sociale et de distinguer certains manifestants de personnes exerçant une activité d’information.
Je voudrais attirer votre attention sur la Résolution 1947, adoptée en 2013 par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, qui s’intitule « Manifestations et menaces pour la liberté de réunion, la liberté des médias et la liberté d'expression ». Elle appelle notamment les États « à assurer la liberté des médias, à mettre un terme au harcèlement et à l’arrestation des journalistes et à la perquisition de leurs locaux, et à s’abstenir d’infliger des sanctions aux médias qui couvrent les manifestations, conformément à la Résolution 1920, adoptée en 2013, sur l’état de la liberté des médias en Europe. »
Venons-en à la question du droit à l’image, source d’agacement des manifestants et des forces de l’ordre. Certains considèrent que les journalistes sont en dehors de leur champ de légitimité quand ils s’avisent de prendre des images. Nous contribuons à faire savoir à toutes les parties prenantes que la captation d’images est libre, et que seule la diffusion est soumise à des règles.
Il nous semble important que l’État soit particulièrement vigilant, s’agissant de la sécurité des journalistes et de la protection de la liberté d’information, dans le contexte des manifestations. Les forces de l’ordre doivent avoir conscience que, de nos jours, les journalistes se trouvent malheureusement en état de vulnérabilité quand ils font leur travail, quand ils exercent leur fonction de tiers de confiance consistant à rapporter au citoyen ce qui se passe dans une manifestation, le plus honnêtement possible.
Il nous semble essentiel que soient poursuivies en justice et jugées les personnes qui agressent des journalistes ou les empêchent de couvrir une manifestation. Nous proposons d’intégrer dans la législation un délit d’obstruction à la liberté d’information par une personne dépositaire de l’autorité publique, assorti de sanctions pénales. Cette mesure n’est pas prioritaire mais elle mérite d’être soumise à la réflexion pour prévenir de plus grandes dérives que celles constatées.
Nous proposons aussi d’intégrer dans les textes des dispositions relatives au secret des sources et à l’interdiction des réquisitions de matériel journalistique car, comme je l’ai indiqué précédemment, nous avons observé plusieurs cas de saisie de matériel, vidéo ou autre. J’espère que le vide juridique sera comblé à la faveur de l’adoption de la loi sur le secret des sources, puisque le Président de la République a annoncé le réveil de ce texte endormi depuis un an.
Nous pensons aussi qu’il serait pertinent d’assurer une formation adéquate aux agents des forces de l’ordre : le droit à l’image devrait être au programme des écoles de police.
Enfin, il faut reconnaître que le droit à l’information n’est pas conditionné à la détention d’une carte de presse ou d’une accréditation. Des blogueurs, des citoyens et des documentaristes peuvent exercer régulièrement l’activité de journaliste sans avoir la carte de presse. Celle-ci n’a pas à devenir un visa pour pouvoir couvrir les manifestations.
M. Pascal Popelin, rapporteur. Vous avez évoqué des opérations de police, menées dans le cadre d’une évacuation d’un squat ou d’une action du DAL, qui n’entrent pas dans le champ de cette commission travaillant sur le maintien de l’ordre. S’agissant de l’usage du flash-ball, qui n’est pas employé par les unités mobiles, nous allons devoir clarifier les choses : d’autres forces que ces unités spécifiquement dédiées au maintien de l’ordre sont-elles intervenues lors de manifestations ou y a-t-il une confusion ?
Nonobstant quelques cas particuliers que vous avez cités, il semble que ce ne sont pas des gendarmes mobiles mais des manifestants qui empêchent parfois les journalistes de faire leur travail. Avez-vous, au cours des dernières années, constaté une évolution des formes de manifestations et des comportements des uns et des autres ? Les nouvelles formes de protestation, comme les occupations dans la durée, posent-elles des problèmes particuliers aux journalistes ?
Y a-t-il des échanges en amont avec les forces de l’ordre, au moment de l’organisation d’un reportage ? Si oui, des consignes particulières sont-elles données ? Les forces de l’ordre assurent-elles la protection des journalistes ? J’ai cru percevoir une demande de cette nature, au cours de votre exposé. Quelle forme peut-elle prendre, dans une démocratie où les médias sont libres ?
De leur côté, les forces de l’ordre ne considèrent-elles pas la présence des médias comme une forme de protection pour elles-mêmes puisque les images interdiront de raconter n’importe quoi sur leur intervention ? Demande-t-on parfois aux journalistes de fournir leurs images dans le cadre de procédures ?
M. Christophe Deloire, directeur général de Reporters sans frontières France. Mes réponses ne sont pas liées à l’actualité, au fait qu’on a vu des manifestants crier « Je suis Charlie ! Je suis policier ! » Ces dernières années, les journalistes nous ont signalé que les forces de l’ordre avaient un comportement beaucoup plus favorable à leur égard, contrairement à certains manifestants.
S’agissant de la protection par les forces de l’ordre, il ne faudrait pas que le remède aggrave le mal. Comme les journalistes sont pris à partie, certains se retrouvent du côté des forces de l’ordre, ce qui peut renforcer l’acrimonie des manifestants et entraîner en retour des crachats et des insultes, quand ce n’est pas des violences physiques. Il ne faudrait pas que cette protection trouble davantage la perception que certains manifestants ont du rôle et de l’indépendance des journalistes.
Nous avons interrogé Olivier Pouchin, le chef de la délégation des CRS de l’agglomération parisienne, qui souligne l’importance de la communication entre les journalistes qui couvrent les manifestations et les CRS. Si les journalistes ont signalé leur présence, les CRS pourront intervenir plus facilement en cas d’affrontements violents. Et il arrive que les forces de l’ordre viennent activement défendre des reporters en situation délicate, selon le commissaire. Pour être complet, il précise qu’en certaines occasions, les journalistes ont pu perturber les manœuvres de ses hommes, notamment en se retrouvant entre les CRS et les manifestants.
Olivier Pouchin assure aussi que les CRS ne sont pas hostiles au fait d’être filmés par des journalistes – ce dont on peut douter pour certains d’entre eux. D’autres pourront se dire que les images permettront, le cas échéant, de démentir des allégations fallacieuses d’exactions commises par les forces de l’ordre à l’encontre des manifestants.
L’AFP a initié un groupe de travail sur la sécurité des journalistes, auquel participent toutes les grandes rédactions de France, mais dont les préconisations n’ont pas vocation à être publiées. Les premiers échanges ont porté sur les problèmes de sécurité posés par la couverture de la coupe du monde de football à Rio, mais il me semble qu’un travail est aussi effectué sur les dangers encourus lors de reportages sur des manifestations en France.
Mme Anne-Yvonne Le Dain. Il me semble que les conditions d’exercice du métier diffèrent beaucoup selon que le journaliste travaille pour la presse écrite, la radio ou la télévision, du fait qu’il ne se trimbalera pas avec le même matériel et avec le même nombre de gens. Par nature, le rapport au public et aux forces de l’ordre ne sera pas le même. Percevez-vous cette différence dans le comportement des journalistes ?
M. le président Noël Mamère. Notre rapporteur a soulevé la question du flash-ball. Les forces qui maintiennent l’ordre, par opposition à celles qui assurent la sécurité publique, n’utiliseraient pas de flash-ball. C’est un artifice de langage puisqu’elles sont dotées de « gomme cogne », des lanceurs de balles de défense en plastique qui entraînent des risques plus importants que les flash-ball.
De plus en plus souvent, les forces de l’ordre sont aussi dotées de caméras. Avez-vous reçu des témoignages de journalistes qui ont été amenés à confronter leur vérité à celle de la police ? À la lumière de votre intervention, il apparaît que les journalistes ont moins de soucis avec les forces de l’ordre qu’avec les manifestants. Au fil de nos travaux, je pense que nous allons réaliser que les problèmes – énucléations et autres accidents – se posent moins lors de grandes manifestations que lors d’opérations de sécurité publique. Les forces qui interviennent sont mieux formées dans un cas que dans l’autre.
S’agissant du secret des sources, vous avez en face de vous un député qui a travaillé avec ses collègues socialistes sur le projet de loi. Nous considérons qu’il ne va pas assez loin et c’est la raison pour laquelle il est en attente. En fait, si nous voulons vraiment protéger le secret des sources des journalistes, nous devons nous inspirer de la législation belge, la plus protectrice en la matière.
M. Philippe Folliot. Ma première question ne porte pas sur le maintien de l’ordre proprement dit, mais sur une opération médiatique conduite par des manifestants de Sivens, qui ne laisse pas de surprendre. La semaine dernière, des journalistes ont été invités – pour ne pas dire convoqués – à un point presse par des personnes masquées. Quand on parle à un individu masqué, on ne sait pas à qui l’on a affaire.
M. le président Noël Mamère. À des gens du FLNC, par exemple.
M. Philippe Folliot. Il y a d’autres cas, mais je prends l’exemple le plus récent. Non contents d’être masqués, ces individus ont demandé aux journalistes de présenter des pièces d’identité pour vérifier leurs noms et adresses, en leur expliquant que c’était un moyen de savoir où venir les chercher en cas de besoin, autrement dit si leurs écrits n’allaient pas dans le sens voulu. De telles pratiques sont graves ; elles dépassent les habituelles accusations – « les médias sont vendus à tel ou tel lobby » – qui circulent dans les blogs et autres. Une nouvelle limite a été franchie. Face à cela, je voulais vous faire part de mon émotion, en tant que citoyen, et aussi de l’inquiétude des journalistes concernés. S’ils cessent de couvrir des événements de ce type, cela pose le problème du droit à l’information de nos concitoyens. J’aimerais avoir votre réaction par rapport à cela.
M. le président Noël Mamère. Je voulais apporter une précision à notre collègue Philippe Folliot. Tout d’abord, les faits que vous évoquez ne sont pas une manifestation et les journalistes sont libres d’accepter ou de refuser les conditions qui leur sont posées. Ensuite, il serait judicieux que l’on se pose les mêmes questions lorsque des membres de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) tombent à bras raccourcis sur des militants et qu’aucune explication ne leur est demandée, ou lorsqu’ils procèdent à des intimidations qui sont parfois beaucoup plus graves que celles dont vous parlez.
M. Daniel Vaillant. L’image joue un rôle très important dans l’interprétation que l’on peut avoir du succès et du déroulement d’une manifestation, des affrontements qui ont pu s’y produire, de l’attitude des forces de l’ordre et des manifestants. Notre commission qui enquête sur le maintien de l’ordre doit avant tout se préoccuper de la liberté de manifester. Or cette liberté implique aussi que les journalistes puissent faire leur travail sans risque.
Les manifestants sont-ils de plus en plus violents ? Sur ce point, les avis divergent. D’aucuns insistent sur une sorte de diversification des formes de violence et sur la difficulté que rencontrent les forces de l’ordre pour s’y adapter. Quant aux intimidations, elles doivent être, autant que faire se peut, interdites. Menacer un journaliste, c’est porter une grave atteinte à la liberté d’exercer cette profession indispensable.
Quand un journaliste couvre une manifestation, de quelque nature qu’elle soit, sera-t-il perçu de la même manière s’il travaille avec une caméra, un micro ou un simple stylo ? Par expérience, je pense que la caméra provoque de la répulsion chez certains manifestants.
Au cours de leur formation, les journalistes doivent-ils être amenés à s’interroger sur des limites à ne pas franchir dans l’exercice de leur métier, et sur la prise de risques ? Avez-vous travaillé à l’élaboration de règles qui seraient respectées par les journalistes professionnels, y compris pour les protéger ?
La liberté de manifester n’est pas différente de la liberté d’informer. Comme vous l’avez souligné, dans la France actuelle, les journalistes ont moins à craindre des forces de l’ordre que de certains manifestants. À cet égard, notons que les manifestants les plus à redouter ne sont pas ceux qui défilent en faveur de la laïcité ou de certaines catégories sociales, et que le danger vient davantage de formes spontanées, erratiques et parfois violentes de protestation. Pour certains, manifester c’est détruire. On retrouve ici la problématique de l’utilisation de l’image à des fins judiciaires.
M. Gwenegan Bui. Vous avez noté une montée de la radicalisation des manifestants, quel que soit leur engagement : opposants au mariage pour tous ou à la construction d’un barrage, syndicalistes agricoles, etc. Estimez-vous nécessaire d’inciter les journalistes à respecter certaines consignes – se regrouper, signaler leurs déplacements à leurs collègues ou autre – pour que la profession puisse assurer une certaine forme d’autoprotection ? Même si cela peut poser un problème au journaliste qui veut suivre sa propre idée, des consignes collectives sont-elles données ?
Les reporters ont la possibilité de se signaler aux forces de l’ordre avant le début d’une manifestation, nous avez-vous indiqué. Cette procédure doit-elle devenir systématique ? Dans ce cas, cela ne risque-t-il pas d’aller à l’encontre du métier même de journaliste car ce dernier doit pouvoir aller où il veut pour vérifier les informations qu’il donne à la population ?
Constatez-vous une différence d’intensité dans la violence qui s’exprime lors d’une manifestation et lors d’une occupation de locaux ou de sites ? Dans les « zones à défendre » (ZAD), sur des sites tels que celui de Notre-Dame-des-Landes, les tensions seraient plus vives car les relations avec les journalistes s’inscriraient dans la durée.
M. le président Noël Mamère. L’une des questions de Daniel Vaillant conduit à évoquer les journalistes qui n’ont pas de carte de presse, étant entendu que certains détenteurs de cette carte ne se comportent pas bien non plus. Constatez-vous un changement dans l’appréciation du risque par vos confrères, avec la montée en puissance des chaînes d’information en continu qui provoque une sorte de course à l’échalote pour le scoop ? Cette course peut d’ailleurs engendrer des actes condamnables : lors de la tragédie qui nous venons de vivre, certaines télévisions finissaient par indiquer aux preneurs d’otages où se trouvaient leurs otages.
M. Christophe Deloire, directeur général de Reporters sans frontières France. Deux questions portent sur les différences de réaction des manifestants selon qu’ils se trouvent face à tel ou tel média. Les journalistes les plus identifiés – plus le matériel est lourd, plus ils le sont –, et notamment les photographes, sont particulièrement visés.
Monsieur le président, vous m’interrogiez sur les images produites par la police. Le pluralisme ne revient pas à diffuser exactement la même durée d’images de chaque partie prenante, pour ne pas dire de camp. Dans une démocratie, les lignes éditoriales et les images sont variées. Cela étant, ne faisons pas de mauvaises prophéties auto réalisatrices. Il serait très regrettable que les images de la police puissent être un jour utilisées comme peuvent l’être celles de l’armée sur certains théâtres d’opérations extérieures. RSF dénonce le fait que l’armée empêche parfois des journalistes d’accéder à certains endroits et qu’elle aille ensuite proposer ses images dans les rédactions. C’est une dérive qui ne doit pas s’élargir au champ des manifestations.
Monsieur le rapporteur, j’ai oublié de vous répondre sur l’usage que les forces de l’ordre peuvent faire des images des journalistes, notamment dans le cadre d’une procédure judiciaire. Il peut y avoir des réquisitions judiciaires. Néanmoins, je considère extrêmement dangereux pour les journalistes que leurs images puissent être utilisées à des fins d’identification. Pour illustrer mon propos, je vais prendre un exemple qui n’a rien à voir avec les manifestations mais qui est néanmoins valide. Le fait que des journalistes aient témoigné devant le Tribunal pénal international – certains ont refusé et ont eu gain de cause – a changé l’image des médias dans les pays concernés : on leur a reproché de sortir de leur rôle de purs collecteurs et diffuseurs d’informations pour se mettre au service de la justice. Leur image d’indépendance s’en trouve atteinte, à une époque où la critique des médias n’a que trop tendance à se résumer dans le slogan : « policiers, magistrats, journalistes, même combat ! ». Chacun doit garder son rôle et il ne faut surtout pas ajouter au sentiment de confusion.
En matière de protection des sources, le président prône un alignement sur la loi belge. Pour sa part, RSF préconise qu’il ne puisse être fait exception à la protection des sources des journalistes que pour empêcher des faits à venir et non pas pour élucider des événements passés. Sinon, les journalistes devront se contenter de sources vêtues de lin blanc et de probité candide, et leur activité s’en trouvera sacrément réduite.
Sur les personnes masquées, il est très difficile pour moi de vous répondre. Les rédactions sont libres et il semble difficile d’élaborer une règle déontologique générale : les journalistes doivent pouvoir se rendre là où ils le souhaitent. En revanche, le carnage à Charlie Hebdo a renforcé la prise de conscience croissante dans les rédactions, même dans les chaînes d’information en continu que vous évoquiez, que la capacité à faire une image n’implique pas sa diffusion automatique. De l’extérieur, il faut faire la distinction entre le journalisme qui a une fonction sociale et la communication porteuse d’intérêts particuliers. À l’intérieur des rédactions, il ne faut pas se laisser instrumentaliser.
La question de la prise de risque est très à la mode au niveau international. Dans les instances onusiennes, des représentants des plus grands pays – y compris ceux qui briment affreusement les journalistes – s’y déclarent très sensibles. Certains médias favorisent-ils des prises de risque plus grandes ? Je suis incapable de vous répondre. En revanche, je perçois clairement que les dirigeants des rédactions et les journalistes s’en préoccupent beaucoup plus que par le passé, ce qui se traduit par la mise en place de procédures, l’acquisition de matériel, etc. Par ailleurs, la prise de risque n’est pas forcément liée au respect de règles d’éthique et de déontologie.
Les journalistes doivent-ils se regrouper pour être moins vulnérables ? Il serait dommageable – et même absurde – que les journalistes soient cantonnés sur une estrade. Leur rôle est de regarder sous différents angles. Il n’y a pas lieu, non plus, d’avoir des procédures d’accréditation – auprès de qui que ce soit – pour des manifestations publiques. Olivier Pouchin parlait de l’importance de la communication entre les journalistes qui couvrent les manifestations et les CRS. Cette communication doit se faire avec toutes les parties prenantes mais de manière informelle : tout caractère obligatoire aurait in fine des répercussions négatives car la sécurité peut toujours servir d’argument pour restreindre la liberté de l’information.
Certains journalistes, notamment les grands reporters qui partent dans des pays comme la Syrie ou l’Irak, suivent des stages organisés par l’armée et le Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN). Les groupes de médias se mettent aussi à créer des stages qui intègrent de plus en plus les problèmes liés à la couverture des manifestations en France.
M. Philippe Folliot. Monsieur le président, je voudrais faire une mise au point. Tout d’abord, Sivens et sa « zone à défendre » représentent une forme de manifestation permanente qui dure depuis plusieurs mois. Les journalistes y vont pour rendre compte de ce qu’il s’y passe. Ensuite, je trouve la comparaison avec la FNSEA totalement déplacée et inacceptable. On ne peut pas faire un parallèle entre ceux auxquels je faisais allusion et cette organisation. Je ne nie pas qu’il puisse y avoir des débordements pendant des manifestations organisées par la FNSEA ou d’autres mais, à ce jour, je n’ai jamais vu un de ses responsables arriver masqué à une conférence de presse et se livrer à des intimidations plus ou moins directes sur les journalistes qu’il aurait convoqués.
M. le président Noël Mamère. Nous n’allons pas entamer un débat politique car ce n’est pas l’objet de notre commission d’enquête parlementaire. Nous exerçons ici notre fonction de député ; nous ne sommes pas candidats à des élections cantonales.
Il y a d’autres lieux d’occupation que Sivens, je pense notamment à Notre-Dame-des-Landes, à la forêt de Roybon à côté de Grenoble, à la ville de Gonesse où des gens se battent contre un projet du groupe Auchan. Je ne sache pas que ceux qui occupent des terrains comme à Sivens ou à Notre-Dame-des-Landes se soient livrés à des dégradations de préfectures ou de mutuelles, du genre de celles dont pourrait témoigner notre collègue Bui, puisqu’il a même été pris en otage pendant quelques heures.
On utilise le jargon de « zadistes » pour mettre tout le monde dans le même sac. Or les « zadistes » sont aussi différents que les « Charlie » : certains sont violents, d’autres proposent des solutions très pacifiques. Et d’ailleurs, on peut être masqué sans être violent.
M. Philippe Folliot. En l’occurrence, c’était violent.
M. le président Noël Mamère. Nous sommes dans une commission d’enquête parlementaire sur le maintien de l’ordre et non pas en campagne électorale. Il est assez inconséquent de venir sur ce terrain-là.
M. Philippe Folliot. C’est vous, monsieur le président, qui m’y amenez.
M. le président Noël Mamère. Parce que vous avez évoqué des faits qui n’ont rien à voir avec les manifestations. Les occupations de longue durée et les manifestations ponctuelles posent-elles des problèmes différents en termes de maintien de l’ordre ? C’est sur ce thème que nous devons nous interroger, pas sur le fait de savoir si les gens sont cagoulés ou pas.
M. Pascal Popelin, rapporteur. Pour ma part, je considère cette commission comme un lieu de réflexion qui sied à notre fonction de législateur et de contrôleur de l’action de l’exécutif. Nous devons faire un état des lieux et réfléchir aux évolutions du droit qui pourraient se révéler nécessaires. Sans vouloir anticiper sur les conclusions du rapport, il me semble que si les modes de protestation évoluent, le cadre juridique doit s’adapter, ainsi que les effectifs et l’organisation des forces chargées d’assurer le maintien de l’ordre. Pour ma part, je ne fais pas de distinction entre un manifestant qui casse une sous-préfecture et un autre qui occupe de manière illicite tel ou tel lieu : quand la loi n’est pas respectée, il doit y avoir une réponse proportionnée et adaptée de la part de l’autorité républicaine. Il nous revient de nous interroger sur la pertinence des réponses juridiques et sur la manière dont elles sont appliquées.
M. le président Noël Mamère. Nous vous remercions de votre témoignage.
L’audition s’achève à neuf heures trente-cinq.
Membres présents ou excusés
Commission d'enquête sur les missions et modalités du maintien de l'ordre républicain dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation, ainsi que de protection des personnes et des biens
Réunion du jeudi 29 janvier 2015 à 8 h 30
Présents. - M. Gwenegan Bui, M. Guy Delcourt, M. Philippe Folliot, Mme Anne-Yvonne Le Dain, M. Noël Mamère, M. Pascal Popelin, M. Daniel Vaillant
Excusés. - M. Hugues Fourage, M. Olivier Marleix, Mme Clotilde Valter, M. Michel Voisin